Extrait d'un texte mental apocryphe, capté lors de son errance par Messaodyne Jhû-Piet, poète syracusain de la première période post-Ang' empire. Certains érudits présument qu'il s'agit de pensées égarées de Naïa Phy-kit, elle-même d'origine syracusaine.
Visage enfoui dans le capuchon de son acaba bleue, le grand connétable Pamynx surgit de l'obscurité et rejoignit le seigneur Ranti Ang et le jeune Spergus qui attendaient en compagnie de leurs protecteurs de pensées sur la plateforme gravitationnelle immobilisée.
« Si mon seigneur veut bien se donner la peine de me suivre, fit-il en s'inclinant.
— Ce n'est pas trop tôt, en vérité ! gronda Ranti Ang. Vous venez, Spergus ? »
Suivis comme leurs ombres par les protecteurs, ils s'engagèrent dans une étroite et sombre galerie. Ils arrivèrent bientôt devant une antique et massive porte de bois, barrée d'énormes traverses métalliques. Au bout d'un moment qui parut interminable à Spergus, les traverses glissèrent sur leurs coulisses scellées à l'intérieur de cavités murales. L'atmosphère humide, irrespirable, de cet endroit incommodait le jeune Osgorite. Il avait la désagréable impression que les moisissures s'immisçaient dans chacun des pores de sa peau.
La porte s'ouvrit sur un vaste balcon, éclairé par deux bulles-lumière flottantes et sur lequel se tenait un petit groupe d'hommes aux visages dissimulés sous des masques blancs. Trois triangles entrecroisés, argentés, brillaient sur les plastrons rigides de leurs uniformes gris. Ranti Ang darda des yeux vipérins sur Pamynx. « Vous êtes le gardien suprême de la loi, monsieur le connétable ! Par conséquent, vous n'ignorez pas que les mercenaires de Pritiv sont en situation illégale sur le sol de Syracusa ! »
L'impatience encore contenue qui imprégnait sa voix risquait à tout instant de dégénérer en perte de contrôle.
« Faites-moi au moins la grâce de répondre ! Etait-il réellement nécessaire, pour le bien public, d'engager ces aventuriers ?
— Vous comprendrez plus tard les raisons de leur présence en ces lieux, mon seigneur », répondit Pamynx d'un ton neutre.
Le balcon surplombait une immense salle circulaire et nue, au centre de laquelle se dressait une silhouette figée, drapée dans les plis d'une acaba noire.
« Cet endroit est sinistre, mon seigneur ! »
Spergus réprima un frisson. Le spectacle de cet être fantomatique, statufié sur le carrelage faiblement éclairé par des lampes-eau souterraines, distillait un venin d'angoisse dans l'esprit du jeune et impressionnable Osgorite. Un parfum de mort flânait dans l'air confiné.
« C'est là un de vos fameux élèves, monsieur le connétable ? » demanda Ranti Ang.
Pamynx acquiesça d'un mouvement de tête.
« Ne puis-je voir son visage ?
— Pas pour l'instant, mon seigneur. Mais ce n'est pas par manque de respect envers vous. Le capuchon de son acaba recouvrira sa tête tant que durera l'expérience, pour empêcher que nos pensées ne se focalisent sur son image, ce qui risquerait d'affaiblir son potentiel psychique.
— Grands dieux ! Et il possède vraiment ce... ce genre de pouvoirs dont vous nous avez parlé ? »
Pamynx ne releva pas l'incrédulité railleuse de Ranti Ang. Il extirpa des replis de son acaba un minuscule anneau d'optalium doré, qu'il fit tinter avec un diapason de roche cristalline. Comme mû par le son prolongé, un pan du mur du fond s'escamota et libéra un flot de lumière crue.
Trois nouvelles silhouettes se découpèrent dans l'encadrement : deux mercenaires de Pritiv et un homme dont les vêtements de toile grossière et brune exhalaient une odeur pestilentielle, presque animale. Les cendres de la terreur recouvraient sa face simiesque.
Ranti Ang esquissa une moue de dégoût.
« Ne dirait-on pas un Mikat ?
— Un Mikat du satellite Julius, mon seigneur, confirma Pamynx. Il a été classé à l'Index et déclaré raskatta. J'ai pensé que... pour notre expérience...
— A ce que je vois, ou plutôt devrais-je dire à ce que j'entends, vous êtes encore en train de vous justifier, monsieur le connétable ! persifla Ranti Ang. D'ailleurs, ne passez-vous pas la majeure partie de votre temps à tenter de vous justifier ? De tout... et surtout de rien ! »
Le rire clair de Spergus vint ponctuer les paroles du seigneur de Syracusa.
« L'Eglise kreuzienne considère que les Mikats sont pourvus d'une âme, plaida le connétable. Or, le...
— Hélas pour vous, monsieur, je ne suis pas Arghetti Ang mais son fils aîné ! coupa Ranti Ang d'un ton cassant. Mon père a cru bon de vous nommer à ce poste de grande responsabilité, soit. Mais si, conformément à la promesse qu'il m'a extorquée, je suis tenu de respecter son choix, en revanche rien ne m'oblige à accorder de l'estime au bénéficiaire de ce choix ! Faites-moi donc la grâce de ne pas mêler l'Eglise du Kreuz à vos sordides intrigues ! Après tout, ce Mikat n'est-il pas l'un de mes sujets ? N'est-ce pas à moi, et à moi seul, de décider si sa vie vaut d'être sacrifiée pour l'intérêt commun ? »
Pamynx enfouit son dépit dans l'impassibilité de ses traits et s'inclina cérémonieusement. Le jour de la revanche approchait. Cette perspective l'aidait à faire preuve de patience devant les vexations incessantes, les humiliations quotidiennes.
Pendant ce temps, les deux mercenaires de Pritiv avaient traîné le Mikat épouvanté à quelques pas de l'acaba immobile et noire.
« Spergus ? » La voix de Ranti Ang s'était instantanément radoucie. « Vous plairait-il de savoir ce que pense ce Mikat en ce moment précis ?
— Cela... me divertirait beaucoup, mon seigneur », bredouilla le jeune Osgorite.
Un pâle sourire affleura sur ses lèvres fardées. Il s'efforçait de masquer la frayeur intense que suscitait en lui ce lugubre caveau.
La présence de Spergus contrariait Pamynx. Le seigneur Ranti Ang avait cru bon de mêler son petit protégé à l'expérience capitale qui allait être perpétrée. Or il n'était pas souhaitable d'introduire des éléments affectifs dans cette première tentative publique, qui requérait un environnement psychique neutre.
« Eh bien, monsieur ! Qu'attendez-vous pour révéler à notre cher Spergus ce qui se passe dans la tête de ce Mikat ? S'il s'y passe quelque chose, bien entendu ! Est-ce la peur qui provoque cette intolérable pestilence ? »
Pamynx fixa le Mikat dont les cheveux noirs et huileux étaient coupés à la mode traditionnelle du Mikatun de Julius : très hauts et droits sur la nuque et des tempes rasées. Sous leurs arcades saillantes les yeux globuleux du pauvre homme voltigeaient comme des papillons affolés d'un point à l'autre de la salle. Du balcon à la silhouette noire menaçante, de la silhouette aux deux mercenaires de Pritiv, anonymes sous leurs masques blancs.
« Sa peau est toute noire ! murmura Spergus.
— C'est parce qu'il travaille dehors chaque jour que Kreuz nous accorde en sa bonté, sous le rayonnement de l'astre de feu Ahkit », expliqua Ranti Ang.
Le dégoût que lui inspirait cette créature d'un autre monde, d'un autre âge, montait en Spergus comme une nausée. Pourtant, il ne parvenait pas à détacher son regard de ce cou massif, de ces bras musculeux, de ces larges mains, de ces doigts courtauds aux ongles maculés de terre.
Les pensées folles, incontrôlées du jeune Osgorite perturbaient la concentration et parasitaient l'investigation mentale de Pamynx. Les deux protecteurs affectés à la sécurité de Spergus s'avéraient apparemment incapables d'endiguer le flot désordonné de son mental. Le connétable décida de ne rien en laisser paraître : le moment était malvenu de jeter la suspicion sur l'efficacité des Scaythes.
Car Pamynx était, comme les protecteurs, un Scaythe d'Hyponéros, un paritole, et ses origines pouvaient remettre en cause l'immunité constitutionnelle que son rang était censé lui conférer. Le grand Arghetti Ang avait dû étouffer la fronde des dignitaires syracusains pour l'imposer au poste de grand connétable, et sa position devenait de plus en plus précaire au fur et à mesure que le temps effaçait le souvenir du père de l'actuel seigneur.
Pour l'instant, Pamynx avait besoin de la caution de Ranti Ang : elle garantissait l'apport financier nécessaire à la structure du Grand Projet. A l'accomplissement de l'œuvre immense et secrète dont ses maîtres, les maîtres germes de l'Hyponériarcat, l'avaient chargé. L'occasion se présenterait bientôt de faire ravaler au seigneur de Syracusa sa détestable morgue.
« Nous sommes en train d'attendre, monsieur. Auriez-vous abandonné vos prétendus pouvoirs dans une chambre des maisons closes de Salaün ? Vous n'êtes pas sexué, pourtant... »
Le rire espiègle de Spergus retentit une seconde fois.
« La peur paralyse le potentiel mental du Mikat, finit par déclarer le connétable. Il est incapable d'émettre la moindre pensée cohérente. Je puis simplement vous révéler qu'il tente de se remémorer le visage et le corps d'une femme du Mikatun. Sa propre femme, probablement...
— La belle découverte que voilà ! s'esclaffa Ranti Ang. Nul besoin d'être instruit dans les sciences du cerveau pour deviner qu'il s'agit de sa femme !
— Pourquoi dites-vous cela, mon seigneur ? » demanda ingénument Spergus.
Le seigneur de Syracusa libéra un petit rire sarcastique.
« Avant que Julius ne soit annexé à Syracusa, ces animaux de Mikats ne se mariaient pas et les femmes appartenaient à tous les hommes des communautés rurales. Depuis deux siècles, la loi et l'Eglise les obligent à prendre une seule épouse. C'est la première loi du code généticomoral régissant les satellites. Voilà pourquoi, monsieur le connétable, vous ne nous dévoilez pas des merveilles en nous affirmant que ce sous-humain pense à sa femme ! »
Imperturbable, Pamynx ignora le persiflage de Ranti Ang et poursuivit :
« Je vois également des visages d'enfants. Trois garçons et deux filles... »
Ecrasé par l'importance des personnages qui l'observaient depuis le balcon, effaré par les paroles du connétable, transcription fidèle des quelques images qui lui traversaient l'esprit, le Mikat poussa un hurlement de bête traquée et tomba à genoux sur le carrelage glacé.
« Il est doté d'un cerveau très grossier, ajouta inutilement Pamynx.
— S'il possède un esprit aussi primaire que vous l'affirmez, monsieur, quelle sera la valeur de cette expérience appliquée à des intelligences supérieures ? Nous n'avons pas à nous encombrer de tout ce fatras de mauvaise sorcellerie pour mater le Mikatun de Julius ! Nos ancêtres s'en sont déjà chargés sans contrevenir aux préceptes de notre sainte Eglise ! »
Pamynx réalisa tout à coup l'extrême fragilité de sa situation. Pris par ses multiples activités, il ne s'était pas arrêté aux nombreuses rumeurs de disgrâce qui avaient couru à son sujet. Il n'avait pas besoin de se glisser dans l'esprit de Ranti Ang — action sacrilège, passible de la peine de mort — pour percevoir les intentions meurtrières contenues dans les modulations de sa voix. Le connétable avait mésestimé l'importance de la cabale orchestrée contre lui par Tist d'Argolon, chantre réputé de la tradition syracusaine. Bien qu'il eût intercepté quelques pensées relatives à l'action souterraine de son rival syracusain, Pamynx n'avait pas cru bon d'intervenir, estimant que la qualité de ses relations avec le grand Arghetti Ang et l'ancienneté de ses états de service le plaçaient au-dessus des intrigues de palais. En l'occurrence, il avait fait preuve d'une légèreté inacceptable pour un Scaythe des échelons supérieurs, pour une antenne majeure. Cette imprudence compromettait le Grand Projet, le plan universel préparé durant des siècles par les maîtres germes d'Hyponéros. Sa marge de manœuvre s'était considérablement réduite. Désormais, l'édifice tout entier reposait sur la seule réussite de cette expérience.
« Eh bien, monsieur, ce n'est pas l'heure de rêvasser !
— Mes élèves ne seront pas opérationnels dans l'immédiat, mon seigneur, argumenta le connétable. Cette démonstration n'est destinée qu'à vous instruire de leurs progrès. Vous pourrez ainsi constater que le budget alloué à la recherche mentale, tant décrié par certains de vos conseillers, n'a pas été dilapidé. Plus tard, nous procéderons sur des cerveaux complexes, raffinés, et ce, jusqu'à la parfaite maîtrise de la technique.
— Qu'a donc fait ce Mikat pour avoir été classé à l'Index et déclaré raskatta ? »
La voix flûtée de Spergus contrastait de manière saisissante avec le timbre métallique, vibrant, du connétable.
« De grâce, monsieur ! Répondez, mais rapidement ! »
L'irritation grandissante de Ranti Ang brisait peu à peu la digue fragile de son contrôle mental. Il éprouvait les pires difficultés à se conformer au rigoureux code courtisan des émotions, en usage à la cour de Syracusa. Pamynx ne se départit pas de son calme et puisa une nouvelle source de motivation dans le courroux de son auguste interlocuteur.
« Puis-je vous demander de bien vouloir patienter un instant, mon seigneur ? Les données des raskattas enregistrés sur vos territoires sont confiées au Scaythe Markyat, archiviste de justice. Le temps d'entrer en contact avec lui...
— Faites vite, monsieur ! Nous avons hâte de nous en retourner à la lumière du jour. Nous avons l'impression d'être des rats croupissant en quelque sordide égout ! »
De lourdes paupières verdâtres, sillonnées de veinules sombres, tombèrent sur les yeux uniformément jaunes de Pamynx. Le capuchon de son acaba s'affaissa sur ses épaules, découvrant une face difforme, un crâne allongé et glabre, une peau rugueuse, craquelée. Il ressemblait aux monstres des légendes osgorites, du moins à l'idée que s'en faisait Spergus. Des frissons coururent sur le dos du jeune Osgorite. Le disque empourpré de Ronde Lune Rouque transperça la brume de ses souvenirs. L'espace d'un bref instant, il se transporta sur Osgor, la mère industrielle, le plus grand des satellites de Syracusa. Il courut, nu et libre, entre les herbes sèches et les pierres brûlantes des jardins à l'abandon, poursuivi par les formes brunes, joyeuses et bruyantes qui dansaient dans les effluves de chaleur. Il huma le parfum capiteux des boucanas en fleur, le suc enivrant des fontaines fruitières.
Il se sentit soudain à l'étroit dans son colancor, le sous-vêtement usuel des Syracusains, cette seconde peau qui les recouvrait de la tête aux pieds. Son cache-tête mauve, ceint d'un bandeau lumineux, lui comprimait les cheveux, le front, les joues et le menton. Ses deux mèches blondes et tressées, seule fantaisie autorisée, s'échappaient du liseré à hauteur de ses tempes et encadraient son visage efféminé.
L'épiderme de Spergus réclamait avec frénésie les caresses ardentes de Ronde Lune Rouque. Reprenant empire sur lui-même, il refoula rageusement la mélancolie qui le gagnait. Il n'avait pas le droit aux regrets, lui, le fils d'humbles commerçants osgorites, traité avec davantage d'égards que les grands courtisans, que les descendants d'anciennes et illustres familles syracusaines. Même si cette faveur se transformait parfois en lourd fardeau, même s'il lui fallait endurer les regards et les mots blessants de dame Sibrit, l'épouse de Ranti Ang, même s'il n'était guère à son aise au milieu des perpétuelles et basses intrigues de la cour, même si on ne l'autorisait plus à se déplacer sans ses protecteurs de pensées, enfouis dans les acabas rouge et blanc de la protection seigneuriale, ombres omniprésentes, silencieuses et intrigantes, il s'efforçait de bannir impitoyablement de son esprit toute évocation nostalgique de son enfance. Il acceptait les obligations et les désagréments de la cour pour l'amour de son seigneur. Pour l'amour du maître absolu de la plus renommée des planètes de la Confédération de Naflin, pour l'amour de ce centenaire aux traits d'une extraordinaire finesse, aux yeux d'un bleu limpide, aux somptueuses mèches gris-bleu reposant sur l'étoffe moirée de son cache-tête. Pour l'amour d'un homme qui était l'expression vivante de la noblesse, de la grâce et du goût, vertus cardinales de l'étiquette et de la tradition syracusaines.
Des convulsions spasmodiques agitaient le Mikat. Les claquements réguliers de ses genoux sur le carrelage troublaient le silence devenu oppressant.
« C'est un adepte des religions de l'Index », dit soudain Pamynx en se tournant vers Spergus.
Surpris, le jeune Osgorite tressaillit. Il ne put soutenir le regard à la fois acéré et insondable du connétable. Les pouvoirs télépathiques des Scaythes, et particulièrement ceux de Pamynx, le terrifiaient. Un réflexe instinctif le poussa à se retourner, à se raccrocher à la présence rassurante de ses protecteurs de pensées.
« Des foyers d'abomination ! gronda Ranti Ang. Qu'il faudrait étouffer une fois pour toutes ! »
Les doigts effilés, cerclés de bagues d'optalium blanc du seigneur de Syracusa jouaient nerveusement avec la mèche argentée qui longeait le liseré noir de son cache-tête. Un tic annonciateur d'une imminente perte de contrôle.
« Ce Mikat est un membre de l'hérésie goudourayam, précisa Pamynx. Un adorateur de l'effigie du Goudour, faux prophète brûlé il y a de cela trois cents années standard sur croix-de-feu. Vénéré comme un martyr.
— Des animaux ! Des fanatiques imbéciles qui n'hésitent pas à recourir au sacrifice humain !
— Et où se cachent-ils ? » demanda Spergus, que ces précisions semblaient captiver.
Cette intervention eut pour conséquence imprévue de désamorcer la colère de Ranti Ang.
« Figurez-vous, mon ami, qu'on en trouve sur Syracusa même ! Dans les montagnes de Taheu' ingh et en Mesgomie, des contrées difficiles d'accès d'où il n'est pas aisé de les déloger. Toutefois, c'est sur Julius que l'hérésie goudourayam est la plus répandue, bien que le nombre de ses adeptes ait sensiblement diminué depuis l'intensification des représailles et la multiplication des croix-de-feu.
— Deux détails, si vous me permettez, mon seigneur, renchérit le connétable. Le premier, c'est que les parents de ce Mikat ont eux-mêmes été brûlés sur croix-de-feu lors du passage sur Julius de votre père, le seigneur Arghetti Ang. Le second, plus pittoresque, c'est que la personne qui l'a dénoncé n'est autre que sa propre femme, celle dont il évoque en ce moment même le souvenir. Et ceci pour la dérisoire somme de cent keulis juliens, l'équivalent d'une poignée d'unités standard. Cet insignifiant pécule s'est avéré plus attrayant que l'amour du mari ! »
Ranti Ang se fendit d'une ébauche de sourire. Frappé de plein fouet par les paroles de Pamynx, crucifié par cette dernière et hideuse révélation, le Mikat, allongé sur le carrelage, prostré, avait cessé de trembler. De grosses larmes roulaient sur ses joues qu'ombrait une barbe naissante.
« Mais... mais il pleure ! Vous avez vu, mon seigneur ? Il pleure !
— Oui, mon ami. Il pleure ! railla Ranti Ang. Il ne dispose pas, comme vous, comme moi, du contrôle de la raison. C'est ainsi que certaines créatures manifestent leurs émotions, si invraisemblable que cela puisse paraître ! »
Spergus s'était penché au-dessus du solide garde-corps entourant le balcon. Yeux grands ouverts, il tentait de contempler de plus près les rigoles scintillantes qui s'écoulaient des orbites du Mikat.
Sur un signe discret du connétable, le Scaythe à l'acaba noire s'approcha du corps affaissé. Au cœur du profond capuchon, Spergus entrevit fugitivement deux lueurs d'un rouge flamboyant, chargées d'énergie. Deux étoiles maléfiques dans un ciel d'encre.
« Nous sommes prêts, mon seigneur.
— Prêts ? Mais à quoi, grands dieux ? »
Alarmé, le Mikat releva la tête. A la vue de l'étoffe rêche et noire toute proche, si proche qu'elle l'effleurait, ses yeux se dilatèrent de terreur. De violents soubresauts agitèrent ses bras et ses jambes écartés.
« Grand prodige, en vérité ! ironisa Ranti Ang. Ne me dites pas que vous avez préparé cette grandiose mise en scène dans l'unique but de terroriser un cul-terreux !
— Si mon seigneur veut bien s'armer d'un peu de patience... »
Un doute pernicieux s'infiltrait dans l'esprit du connétable, lent poison dont il ne parvenait pas à endiguer la propagation. Il avait pourtant choisi Harkot, le
Scaythe expérimentateur, avec méticulosité, parmi une centaine de postulants triés sur le volet, tous dotés de remarquables facultés mentales. Il avait lui-même supervisé l'entraînement de l'élève sélectionné, multiplié les essais sur les animaux, puis sur les mihomibêtes du Gétablan. En revanche, ils n'avaient pas eu le temps de s'attaquer aux cerveaux complexes, supérieurs dans l'échelle de l'évolution. Il y avait donc risque d'échec. Or Pamynx n'avait plus le droit à l'échec. Il regretta cette précipitation qui n'était pas dans sa manière habituelle mais que la course de vitesse engagée entre ses innombrables détracteurs et ses rares partisans avait rendue inévitable.
Un gargouillis plaintif s'échappa de la gorge du Mikat. Des filets de bave grise s'écoulaient des commissures de ses lèvres et dégoulinaient sur son menton légèrement prognathe.
« Je vous demande de bien vouloir observer un silence total », chuchota le connétable qui enregistrait avec soulagement les premiers symptômes de l'action mentale du Scaythe expérimentateur.
Progressivement, les convulsions du Mikat s'espacèrent. Sa respiration devint haletante, sifflante. Il porta instinctivement ses grosses mains à son cou. Puis, en un sursaut désespéré, il tenta d'agripper un pan de l'acaba noire, mais ses doigts recroquevillés ne happèrent que le vide. Un râle d'agonie, un ultime spasme : il retomba, inerte, sur le carrelage.
Un silence mortel ensevelit la salle. Ce fut Spergus, toujours penché au-dessus du garde-corps, qui le rompit en premier.
« Que... qu'est-il arrivé au Mikat ? Il ne bouge plus !
— Il est mort, répondit Pamynx, détachant bien ses mots pour souligner leur terrible simplicité.
— Mort ?
— Mort, mon seigneur.
— Comment est-ce possible ? »
Rasséréné, le connétable prit un plaisir pervers à aiguiser la curiosité de ses interlocuteurs. Il marqua un long temps de pause avant de répondre.
« Ce Mikat a été tué par le seul levier de la volonté d'Harkot, notre Scaythe expérimentateur. Vous venez d'assister à la première exécution mentale, mon seigneur. »
Il avait prononcé ces mots d'une voix indifférente, comme s'il évoquait un événement banal, anodin. Le Scaythe à l'acaba noire esquissa une courbette déférente, à laquelle Ranti Ang répondit d'un bref signe de tête.
« Espérez-vous nous faire accroire pareille absurdité, monsieur ?
— La croyance n'est pas admise dans mes laboratoires, mon seigneur. Je la laisse à notre sainte Eglise. Pour le scientifique que j'essaie d'être, seules comptent les certitudes. Harkot vient en quelque sorte de faire imploser le cerveau de ce cobaye.
— Vous voulez dire qu'il peut tuer à distance par la pensée ? balbutia Spergus d'une voix blanche.
— A condition, pour l'instant, que cette distance ne soit pas trop importante. Des interférences de pensées parasites peuvent amoindrir, voire annihiler l'efficacité des intentions mentales de mort. Mais disons qu'Harkot a effectivement, et pour reprendre votre expression, tué à distance, sans le concours d'une arme. Actuellement, bien sûr, ce procédé n'est efficient que sur les cerveaux de type primaire. Comme celui de ce Mikat. Cependant, nous ne désespérons pas d'être rapidement opérationnels sur des cerveaux plus évolués. Et même très évolués. »
Le connétable avait recouvré son assurance et sa sérénité. Malgré les protecteurs, spectres blanc et rouge chargés de maintenir les écrans psychiques, il captait les éclats bruts des sentiments de Ranti Ang et n'y décelait plus une trace de ressentiment. Les perspectives ouvertes par l'extraordinaire expérience perpétrée sous ses yeux occupaient entièrement l'esprit du seigneur de Syracusa.
« Et tous les Scaythes ont cette capacité ?
— Uniquement ceux qui possèdent des facultés mentales au-dessus de la norme.
— C'est... de la sorcellerie ! » lança Ranti Ang.
Il avait proféré cette accusation sans conviction, comme s'il en avait déjà deviné la réponse.
« Vous n'aurez rien à craindre du mufti de l'Eglise du Kreuz, mon seigneur. Ces techniques sont, je vous le répète, scientifiques, élaborées par des physiciens spécialisés dans le domaine des ondes subtiles et non par quelque sorcier de village. La sorcellerie est synonyme de pratiques empiriques, subjectives, obscures. A l'exact opposé de notre technologie qui, elle, reste objective, démontrable, vérifiable. D'ailleurs, si tel est votre souhait, mon seigneur, nos chercheurs se feront un plaisir de vous expliquer dans le détail les mécanismes mentaux utilisés par nos élèves. Il est donc hors de question (le ton du connétable était très ferme) que notre sainte Eglise classe les futurs tueurs mentaux à l'Index. Il va sans dire que nous ne vous aurions pas présenté cette nouveauté si elle s'était trouvée contraire aux principes kreuziens. »
Pamynx ne prenait pas beaucoup de risques en pariant sur le soutien du clergé : il y avait bien longtemps que Barrofill le Vingt-quatrième, le muffi de l'Eglise du Kreuz, était informé de ce qui se tramait dans le laboratoire secret du connétable.
« J'aimerais que vous nous parliez de ces techniques, monsieur, suggéra Spergus.
— Je crains quelque peu de vous ennuyer avec ces choses-là, répliqua Pamynx qui ne dédaigna pas l'occasion de prendre une petite revanche immédiate en sachant se faire prier.
— Allons, monsieur, accédez à la requête de notre cher Spergus », intervint Ranti Ang d'un ton cauteleux, toutes griffes rentrées.
Tout en évitant de le montrer, Pamynx exultait. Les conséquences de son imprévoyance auraient pu être fatales à l'accomplissement du Projet, mais il était parvenu à retourner la situation comme l'attestait le changement d'attitude et de ton de Ranti Ang. Il venait de gagner l'essentiel, c'est-à-dire du temps. De plus, il tenait désormais le courtisan Tist d'Argolon et ses affidés dans le creux de sa main, et cette perspective l'emplissait d'une jubilation sans bornes.
« Ces techniques sont tirées d'une science oubliée, datant de plusieurs millénaires avant Naflin. La seule science antique qui se soit intéressée aux potentialités du cerveau : la science inddique, dont nous avons retrouvé des traces sur Terra Mater, une toute petite planète d'un système à un soleil situé sur les bords de la Voie lactée. Il semble d'ailleurs, si étonnant que cela puisse paraître, que la science inddique soit originaire de Terra Mater. Pour résumer brièvement, deux ethnologues scaythes apprirent par hasard que les hymnes religieux d'une peuplade de Terra Mater, les Ameurynes, étaient chantés en dialecte inddique, et ce, bien que cette langue vernaculaire ne soit plus parlée depuis six mille années standard. Nos ethnologues se rendirent donc sur Terra Mater, où ils constatèrent l'étrange phénomène suivant : les hymnes semblaient avoir des répercussions géoclimatiques sur l'environnement, déclenchant des bouleversements saisonniers, de brusques chutes de neige en été par exemple. C'est en systématisant leur observation qu'on découvrit les stupéfiantes propriétés de certains sons inddiques, appelés uctras ou antras.
— Pour l'amour du ciel, venez-en au fait ! » s'exclama Ranti Ang qui avait remarqué que Spergus avait complètement décroché.
Lui-même avait hâte de se soustraire à l'ambiance macabre de ce sous-sol.
« J'y viens, mon seigneur. Il était nécessaire de poser ces quelques jalons afin de faciliter votre compréhension et celle du sieur Spergus. Nous nous sommes rapidement rendu compte que les Ameurynes employaient des sons précis pour les sacrifices rituels d'animaux ou les châtiments réservés à ceux qui enfreignent la loi. Un exemple concret : l'adultère. Le ou la coupable, ou encore les deux ensemble, sont attachés au centre d'un cercle sacré. Quatre amphanes, les prêtres ameurynes, assis aux quatre points cardinaux, entonnent le chant de mort, une succession d'uctras qui finit par provoquer d'irréparables lésions dans le cerveau et entraîne la mort en quelques minutes. Mais l'un de nos physiciens a récemment découvert que ces mêmes uctras s'avèrent plus efficaces, plus puissants lorsqu'ils sont émis à un niveau subtil. »
Spergus prêtait de nouveau une attention soutenue aux explications du connétable.
« Nous avons basé notre travail sur le théorème suivant : la puissance de destruction des uctras inddiques est subordonnée à la qualité de silence dans lequel ils sont émis. Les Ameurynes ont peu à peu oublié ce principe fondamental. Au lieu d'intérioriser les uctras, ils les extériorisent par le chant et diminuent ainsi leur pouvoir. L'une des qualités essentielles des Scaythes d'Hyponéros est de descendre à des niveaux de silence intérieur que ne peuvent atteindre les autres êtres vivants de l'univers. Des esprits excités, superficiels, ne sauraient utiliser les uctras de manière correcte. En revanche, nos élèves, entraînés dans le plus grand secret, d'où la présence désagréable mais indispensable des mercenaires de Pritiv, sont parvenus à les maîtriser en stabilisant des états apaisés de conscience. Ils se sont d'abord exercés sur des cerveaux embryonnaires, puis sur des mammifères, sur des mihomibêtes du Gétablan, et enfin sur ce Mikat. A propos, je vous prierai de bien vouloir dissiper l'inquiétude de certains missionnaires kreuziens du satellite Gétablan. Nous avons dû...
— Déjà des problèmes avec l'Eglise, monsieur ? coupa Ranti Ang. Je croyais que ces expériences avaient été tenues dans le plus grand secret ! J'ose l'espérer, d'ailleurs, car si les autres Etats membres de la Confédération apprenaient que vous avez utilisé les services de mercenaires de Pritiv, nous n'aurions plus aucun crédit lors de la prochaine asma d'Issigor.
— L'assemblée quinquennale n'aura pas lieu, comme prévu, sur la planète Issigor.
— Comment ? Et pourquoi ? »
Les yeux jaunes du connétable se fichèrent dans ceux de Spergus.
« Je vous expliquerai plus tard, mon seigneur. En privé. Pour disposer de cobayes en nombre suffisant, nous avons dû promettre aux missionnaires que nous leur rendrions ces mihomibêtes sains et saufs. Or...
— Pieux mensonge, mais mensonge, monsieur ! déclama Ranti Ang, tournant en dérision le ton grandiloquent des gens d'Eglise.
— J'ai pensé que pour le bien de...
— Ne pensez plus, de grâce ! Ces expériences avaient pour noble but de servir la science, n'est-ce pas ? Et le fait que quelques mihomibêtes ont disparu dans l'aventure ne heurte pas nos convictions kreuziennes. J'arrangerai cela avec le muffi Barrofill. N'en suis-je pas, après tout, le protecteur attitré et l'ami personnel ? Mais êtes-vous absolument certain que personne n'a été instruit de vos expériences ?
— Absolument certain. Le seul individu capable de nous contrarier a été banni de Syracusa. Par vos soins, mon seigneur.
— Par mes soins ?
— Je pense que vous gardez à la mémoire le procès de Sri Mitsu, le smella.
— Sri Mitsu ? Quel rapport avec tout ceci ? »
Bien qu'il déployât toutes les ressources de son contrôle mental pour ne pas le laisser paraître, Ranti Ang répugnait visiblement à évoquer ce souvenir.
« Il y en a un, mon seigneur », répondit Pamynx à qui cette gêne presque palpable — il en connaissait parfaitement la cause — n'avait pas échappé. « La science inddique a traversé l'espace et le temps, et il en existe encore trois grands maîtres vivants : Sri Mitsu est l'un d'eux.
— Nous l'aurions su ! protesta Ranti Ang. Sri Mitsu a toujours refusé la protection mentale : nos inquisiteurs lisaient en lui aussi facilement que dans un livre-lumière !
— Ses exceptionnelles facultés psychiques développées par la pratique de la science inddique le dispensaient de protection, mon seigneur. Ajoutées à son appartenance à la congrégation des smellas, elles se seraient sans doute avérées néfastes à nos projets. C'est pour cette raison, pour celle-là seule, que j'ai tant insisté auprès de vous et de Sa Sainteté le muffi pour qu'on lui intentât un retentissant procès public. L'accusation portée contre lui, pratiques sexuelles contre nature, n'était qu'un prétexte, comme vous l'aviez sûrement deviné. Il fallait impérativement l'éloigner. Ma foi, tout s'est déroulé selon nos prévisions : son aura de smella, son influence auprès des Etats membres, l'estime générale dont il jouissait, tous ces éléments se sont retournés contre lui lors du procès, et il a été condamné au bannissement perpétuel.
— Pourquoi m'avoir caché ces vraies raisons, monsieur ? Avez-vous donc si peu d'estime pour moi ? »
Une légère amertume imprégnait la voix de Ranti Ang. Pamynx s'abstint de dévoiler le mépris dans lequel il tenait le seigneur de Syracusa, qu'il jugeait superficiel, frivole, inconsistant, incapable de gérer l'héritage que lui avait légué le grand Arghetti Ang. En coulisse, le connétable œuvrait pour une succession plus expéditive que celle prévue par la tradition syracusaine.
« Je ne tenais pas à surcharger votre emploi du temps, mon seigneur.
— Quels sont les deux autres maîtres de cette science in... inddique ? demanda Spergus. Vous nous avez dit qu'il y en avait trois et, pour l'instant, nous n'en connaissons qu'un seul !
— Un autre Syracusain : Sri Alexu, un homme discret, qu'on ne voit jamais à la cour. Il vit pourtant ici même, près de Vénicia. Il ne s'occupe pas des affaires de l'Etat. On ne lui connaît que deux passions, sa fille, une jeune beauté du nom d'Aphykit, et les fleurs. Nous le surveillons en permanence.
— Et le troisième ? »
L'insistance du jeune Osgorite troubla le connétable. Avait-il sous-estimé le rôle du favori du seigneur de Syracusa ? Cette désarmante naïveté dissimulait peut-être des intentions précises, calculées.
« Le mahdi Seqoram. »
Ranti Ang laissa échapper une exclamation de surprise, manifestation déplacée, indécente, contraire au code courtisan des émotions.
« Grands dieux ! Vous rendez-vous bien compte de qui vous parlez, monsieur ?
— Pourquoi ? Qui est-ce ? Qu'est-ce qu'il a fait ?
— Le grand maître de l'Ordre absourate. Mais veuillez vous rassurer, sieur Spergus : nous avons veillé à aiguiller les chevaliers absourates infiltrés sur de fausses pistes. Et nous épluchons sans trêve leurs rapports.
— Soit ! Cependant, s'attaquer à l'Ordre absourate, c'est s'attaquer aux fondements mêmes de la Confédération de Naflin ! objecta Ranti Ang. La chevalerie s'est consacrée pendant des siècles à l'étude des arts de la guerre. Aucun seigneur, si puissant soit-il, n'aurait l'inconscience de la défier ! Avez-vous perdu la raison, monsieur ?
— L'Ordre ne sait rien de l'arme que nous préparons, mon seigneur. »
Pamynx se figea subitement dans une attitude solennelle.
« Mon seigneur, le temps est venu de réaliser le rêve visionnaire de votre père. Toutes les conjonctures sont favorables : l'armée confédérale, l'interlice, est actuellement commandée par votre frère Menati, et ce, jusqu'à la prochaine asma quinquennale, qui, nous sommes en train d'y pourvoir, se déroulera sur Syracusa et non sur Issigor. Conformément à nos conseils, Menati est parvenu à rallier les officiers supérieurs à notre cause contre promesses de titres et concessions territoriales. Les mercenaires de Pritiv sont disposés à nous accorder un appui sans réserve, tant ils sont désireux d'en découdre avec l'Ordre absourate d'où leurs fondateurs, des chevaliers dissidents, sont très anciennement issus. L'Eglise du Kreuz est en pleine expansion grâce à l'inlassable activité des missionnaires dans les coins les plus reculés de la Confédération. Avec les croix-de-feu et les inquisiteurs mentaux, elle constitue d'ores et déjà un formidable appareil répressif. Il ne nous manquait plus qu'une chose, mon seigneur, et cette chose, vous venez de la voir concrétisée sous vos yeux. »
Il se tut et observa les effets de ses paroles sur ses interlocuteurs. Spergus, bouche bée, yeux écarquillés, ressemblait à un mannequin holographique des musées pré-Naflin. Seules étaient animées ses deux mèches blondes dans lesquelles folâtraient d'imperceptibles souffles d'air. Le jeune et exubérant Osgorite, victime de sa curiosité et des sentiments de Ranti Ang, en savait désormais beaucoup trop. Qu'il jouât un double rôle ou non, il représentait un danger. La roue de son destin, la rota individua des kreuziens, s'arrêterait très prochainement de tourner.
Quant au seigneur de Syracusa, il frottait distraitement ses lèvres de l'index de sa main droite. Ses yeux bleus s'égaraient sur le cadavre du Mikat et sur l'acaba noire de son bourreau. Les gemmes éphémères serties par dizaines dans la longue cape pourpre recouvrant son colancor blanc lançaient des éclats vifs et fugaces.
« A présent, nous devons agir très vite, reprit le connétable. Eliminer définitivement Sri Mitsu, encore dangereux malgré son exil. Les mercenaires de Pritiv s'en chargeront. Eliminer également Sri Alexu et sa fille, dont l'aspect inoffensif n'est probablement destiné qu'à nous leurrer. User de votre pouvoir discrétionnaire, mon seigneur, pour obtenir les crédits supplémentaires qui nous permettront de peaufiner la technologie de la mort mentale. Puis défier l'Ordre absourate et faire disparaître, en même temps que ce vestige obsolète de la Confédération, toute trace de la civilisation inddique. Afin de nous entourer de toutes les garanties, il serait également opportun de réduire définitivement les Ameurynes de Terra Mater au silence.
— Songez, monsieur, que si ce génocide, car vous me parlez bien d'un génocide, s'ébruitait, nous serions directement sous la menace de la chevalerie absourate ! se récria Ranti Ang. Et il s'ébruitera, car les principaux Etats membres ont des yeux et des oreilles partout !
— Il nous faut apprendre à ne plus considérer l'Ordre comme un obstacle insurmontable. Nos chances de succès reposent sur la vitesse et la précision, sur l'effet de surprise. Nous n'attendons plus que votre accord formel, mon seigneur... Il ne tient qu'à vous de devenir le premier souverain d'un empire post-Naflin. »
Il pensa simultanément que jamais Ranti Ang ne jouirait de ce privilège. Dans la cinquième phase du Grand Projet, les maîtres d'Hyponéros avaient prévu l'éclatement de la Confédération de Naflin et l'avènement d'un tyran éclairé, d'un rassembleur. Un homme d'une tout autre envergure que celle de l'actuel seigneur de Syracusa.
Les quatre Scaythes protecteurs avaient relâché leur vigilance. La lumière de leurs yeux mi-clos, émergeant de la pénombre des capuchons rouge et blanc, avait baissé d'intensité. Ils violaient la première loi du traité de l'Honorable Ethique de la protection : A tout moment du jour et de la nuit, serai gardien zélé de l'esprit de mon seigneur, car lui seul a droit de suivre le cours intime de ses pensées.
Pamynx, à qui cette inattention n'avait pas échappé, aurait pu se glisser à l'instant dans l'esprit de Ranti Ang, momentanément privé de ses paravents. Il préféra attendre que ses complanétaires se rendent eux-mêmes compte de leur impardonnable négligence. En ce jour, le connétable n'exigerait pas de tête supplémentaire. Les plus importantes allaient bientôt rouler à ses pieds et cette perspective suffisait largement à le contenter.
« Mon seigneur, j'aimerais vous entretenir de la suite de notre entreprise, dit-il doucement, comme pour ne pas tirer trop brutalement Ranti Ang de son rêve éveillé. Dispensez donc le sieur Spergus de cette pénible corvée. Renvoyez-le en un lieu plus conforme aux préoccupations de son jeune âge. »
Sans attendre la réponse de Ranti Ang ni accorder la moindre attention au regard assassin de Spergus, il s'engagea d'un pas résolu dans le sombre couloir souterrain.
CHAPITRE II
Je suis désormais un employé de la Compagnie intergalactique longs transferts, c'est-à-dire que, conscient du privilège que cela me confère, je lui voue mon existence.
J'accomplirai ma tâche avec le plus grand zèle, pour le bien des voyageurs qui ont choisi la Compagnie.
J'accepte par avance toute affectation que le collège décisionnel jugera nécessaire au bon fonctionnement de la Compagnie.
Je suis un membre à part entière de la grande famille formée par la Compagnie, et, en tant que tel, je la respecte...
Extrait de la Charte d'Airain, code déontologique de la C.I.L.T. Serment prononcé à haute voix devant le collège décisionnel lors de la cérémonie d'intronisation sur la planète Oursse.